© Senator
D’entrée, on est intimidé. A peine l’entretien commencé, on s’apaise. Et très vite, on s’affole. Parce que le débit verbal de l’interviewé se révèle d’une impressionnante vigueur. Parce que chaque micro-information amène presque à une remise en question personnelle de notre propre rapport au «genre». Un terme de plus en plus galvaudé sur lequel l’entretien ci-dessous tente de remettre un peu les choses en perspective, surtout à une époque où il est difficile de trouver un repère. De façon plus générale, au beau milieu de la majorité des productions françaises dites «de genre», les films réalisés par Pascal Laugier sortent du lot et surpassent la concurrence en raison d’un geste de cinéma sans cesse renouvelé, à contre-courant d’une filmo tranquille et fluide. La Carte Blanche qui lui a été offerte cette année pour le festival Hallucinations Collectives fut l’occasion d’enfoncer le clou au travers de trois films-expériences qui naviguent eux aussi loin des chapelles et des idées reçues. Notre rencontre avec ce cinéaste précieux (seulement trois films au compteur!) fut un choc dont nous vous livrons ici la retranscription intégrale. A sa manière, Pascal Laugier est plus qu’un cinéaste. C’est avant tout un résistant. Un de ces artistes téméraires, nostalgiques d’une époque marquée par l’audace, la liberté et l’expérimentation, et qui, au travers de cette Carte Blanche, persiste dans l’idée de nous faire collectivement halluciner, comme pour nous prouver qu’il y a encore un espoir et que tout n’est pas perdu.
Courte-Focale: Comment reçois-tu cette Carte Blanche offerte par le festival?
C’est avant tout un vrai bonheur pour moi, mais aussi un signe d’amitié de la part de certaines personnes qui défendent mon travail depuis longtemps. J’étais déjà venu à Lyon en 2008 pour présenter Martyrs, à un moment donné où la sortie du film n’était pas gagnée et où je rencontrais plein de problèmes pour sa distribution. Dès la présentation du film au Marché du Film à Cannes, Cyril Despontin [NDLR: le président du festival Hallucinations Collectives] avait été l’un des premiers à le défendre furieusement. Il fait donc partie des personnes qui m’ont soutenu dès le départ, et lorsqu’il m’a proposé cette Carte Blanche, je n’ai pas hésité une seconde. Mais après, cela te met dans des tourments insondables, parce que tu te retrouves tout seul face à l’histoire du cinéma! (rires) D’abord, il te faut choisir trois films, ce qui est absolument infaisable. Ensuite, comme tous les monomaniaques du cinéma, cela te donne aussi le plaisir de faire des listes, le fait de classer, de déclasser, de se dire «Quels films j’emporterais sur une île déserte?», ce genre de choses… Et enfin apparait le pragmatisme de la disponibilité des copies, étant donné que tous les films ne sont pas disponibles. J’ai choisi de ne pas montrer de copie DCP, peut-être à tort au vu de certains échos très positifs, mais plutôt des copies sur pellicule 35mm, surtout parce que leur aspect un peu vintage et «42ème Rue» me semblait coller avec l’esprit du festival. Cela a pris un mois pour se mettre d’accord avec Cyril et obtenir les copies en question. Et au final, j’assume pleinement mes trois choix. Mon seul regretest de ne pas avoir pu projeter Âmes perdues de Dino Risi, que j’ai découvert il y a peu de temps en DVD et qui m’a mis une claque monumentale! La Cinémathèque française possédait une copie du film, mais ils n’ont pas voulu nous la prêter. C’est bien dommage, car ce film est stupéfiant. Je le vois presque comme une sorte de point de liaison entre Visconti et Argento.
L’Exorciste 2: l’hérétique (John Boorman – 1977)
Qu’est-ce qui a motivé clairement ton choix sur ces trois films, et surtout, quelle place occupent-ils dans ta cinéphilie? S’agit-il d’ovnis que tu as découvert par accident ou de films-impacts qui représentent une date importante dans ton parcours de cinéphile?
Un peu des deux. Pour moi, ces trois films sont avant tout très emblématiques d’un certain esprit du cinéma, qui est aujourd’hui très moribond. Mais ce ne sont pas du tout des films marginaux, bien au contraire: ce sont des œuvres de pur système, produites par des studios réputés, et représentantes d’un cinéma à la fois populaire et risqué qui sortait massivement dans les salles. On se rend encore compte à quel point ce cinéma-là était infiniment plus libre, plus expérimental, plus sauvage que le cinéma à même échelle aujourd’hui. Concernant L’Exorciste 2, c’est presque un euphémisme. Que la Warner puisse offrir un budget aussi colossal à John Boorman pour faire un tel film, qui plus est la suite du plus gros succès de l’époque, c’est quand même incroyable. Après, évidemment, le film reste un accident industriel. Pour la petite histoire, à l’époque, la Warner avait mis toutes ses équipes de postproduction sur trois ou quatre shows télévisés qu’ils produisaient et qui leur faisaient gagner beaucoup d’argent. Du coup, ils ont un peu laissé Boorman dans son coin, avec son monteur. Il pensait avoir un crédit illimité et une totale liberté pour faire son film, mais ça a fini par se retourner contre lui: le studio s’est rappelé qu’il fallait sortir L’Exorciste 2 et démarrer la promo, ils ont donc pressé Boorman d’accélérer le montage, sauf que lui n’était pas prêt du tout. Il était encore en train d’expérimenter, parce qu’il voyait que son film ne marchait pas encore très bien. Et quand il sort enfin le film en salles, il sait très bien qu’il s’agit avant tout d’une expérimentation.
Je pense aussi qu’il y avait pêché d’orgueil chez Boorman, dans la mesure où l’on sent bien que c’est un film complètement mégalo. C’était d’ailleurs la première fois qu’il travaillait avec autant d’argent: avoir dix-huit millions de dollars en 1977 pour faire un film, c’était colossal! Du coup, j’ai aussi choisi ce film parce qu’il témoigne d’un temps où les choses étaient infiniment plus sauvages, où tu pouvais aller à la tchatche auprès d’un patron de studio qui reconnaissait ton talent, où tu avais une liberté d’action totale pour réaliser ce que tu voulais. Aujourd’hui, tout cela n’est plus possible. J’en parle en connaissance de cause: j’ai eu l’occasion de voir comment les films se fabriquent à Hollywood et de fréquenter ce genre de personnes pendant un certain temps. Pour arriver à faire ton film, tu ne dois plus essayer de convaincre une seule personne, en l’occurrence un patron de studio. Désormais, il te faut convaincre un responsable d’actionnaires, avec trois cent personnes derrière où les uns n’ont pas forcément le même avis que les autres. C’est le système soviétique. C’est infernal. Et cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a plus d’accidents industriels, mais ceux d’aujourd’hui ne sont plus faits de la même manière qu’avant. En outre, l’année 1977 représente le dernier âge d’or hollywoodien. C’est l’effet Coppola, c’est l’effet Zoetrope. C’est le moment où les cinéastes ont encore beaucoup de pouvoir dans les studios, où ces derniers leur font encore confiance en leur confiant un projet. On a eu droit à des films extraordinaires de Scorsese, de Bogdanovich, de Friedkin, de Coppola, etc… Dès que Star Wars et E.T. sont sortis, ça a mis un point final à tout ça. Dès cet instant, les films seront le résultat d’un collectif qui s’appelle le «studio», avec tout ce que cela comporte d’actionnaires influents ou de bouleversements du mode de financement des films. Je fais sûrement partie d’une génération de cinéphiles qui sont morbides de mélancolie. Donc, programmer ce genre de film revient pour moi à témoigner de cette époque-là. En même temps, c’est un peu une preuve par l’absurde, parce que L’Exorciste 2 reste un film difficilement défendable. Ce n’est pas un bon film dans l’absolu, mais c’est un film foisonnant, ambitieux, inégal…
Un film «malade», comme le disait Truffaut…
Exactement. D’ailleurs, je préfère toujours le film malade et raté d’un grand cinéaste à une œuvre hyper maîtrisée d’un petit réalisateur. Je ne sais plus trop comment Truffaut définissait un film «malade», mais ça devait être proche de cela. En tout cas, jusqu’à un certain point, je trouve ce constat très juste. Quand tu regardes L’Exorciste 2, tu retrouves bien le style de John Boorman, ses thèmes fétiches, sa vision d’une nature hostile qui contient le cosmos, le rapport entre science et mythologie, la théorie du battement d’ailes de papillon, etc… Ce qui est aussi intéressant, c’est que Boorman vivait pleinement dans la religion. Beaucoup de gens pensent qu’il était une sorte de hippie, alors que c’est faux: il a grandi dans un contexte protestant, mais il n’a jamais cessé de s’interroger sur ce qui pouvait se passer dans une société rongée par le matérialisme, et surtout comment l’homme blanc occidental, désuni par la mort de Dieu, allait finir par retrouver son unicité. Tout son travail de cinéaste réside là-dedans. Après la sortie du film, il s’était même passé quelque chose d’étrange: Boorman tentait de se justifier, d’expliquer ses choix et d’expliciter son point de vue, de manière très ouverte, en disant notamment que le décor de l’hôpital des enfants représentait les alvéoles qui ramènent aux insectes, et que tout fonctionne par duplicité jusqu’à une fin où les doubles se rejoignent. Et rien que là-dessus, ça en fait un film absolument fascinant.
Le Locataire (Roman Polanski – 1976)
De la même manière, peux-tu nous indiquer pourquoi tu as choisi Le Locataire de Roman Polanski?
Voilà un film qui a un historique très compliqué et paradoxal… D’abord, il faut que je précise que c’est l’un des films qui m’a donné envie de faire du cinéma, qui me hante toujours, que je revois tous les deux ou trois ans, que je redécouvre à chaque vision, que je trouve toujours aussi génial. C’est surtout un film qui réussit tout ce qu’il entreprend, et qui, avant tout, invalide totalement le débat du «cinéma de genre» en France. Polanski ne se pose jamais cette question quand il fait ce film en 1976: voilà un type qui n’est pas français, qui fait juste un film fantastique qui se passe à Paris, avec Bernard Fresson, la troupe du Splendid, Shelley Winters, Melvyn Douglas, Eva Ionesco, tout fonctionne à merveille, et du coup, pour ce qui est du «genre», la question est réglée. L’objectif est juste de faire un bon film, pas de faire un bon film de genre. Et c’est le cas… Après, sur le contenu du film, c’est surtout un portrait de cette France giscardienne asphyxiée, de ce Paris dégueulasse…
Et même un Paris intolérant, car c’est aussi clairement un film sur l’exclusion…
Complètement! C’est un des plus beaux films sur ce que c’est que d’être un immigré qui débarque en France, qui est toujours obligé de courber l’échine, d’être obséquieux avec tout le monde pour espérer avoir un petit logement pourri (d’autant qu’à Paris, c’est déjà un enfer pour se loger). Ce film a gardé quelque chose de très moderne. Et si ce film continue de me fasciner, c’est parce qu’il essaie de mettre en commun des choses qui sont totalement contradictoires: un film qui serait à la fois très drôle, très flippant, très émouvant, très outré, très grotesque…
C’est d’ailleurs ce qui faisait un peu la «patte» du Roman Polanski de l’époque. Je pense surtout à sa comédie barrée Quoi?, ou encore au Bal des vampires qui contenait une vraie substance parodique…
C’est vrai, mais Le bal des vampires était plus homogène. C’est vraiment une œuvre burlesque, même si elle fait aussi parfois peur. Le locataire est beaucoup plus fou dans son mélange des tonalités. De toute façon, cette espèce de syncrétisme au niveau des sensibilités d’une œuvre de cinéma est ce qui m’épate le plus chez Polanski, parce que je n’arrive toujours pas à savoir comment il arrive à obtenir ce genre d’harmonie. Pour moi, Le locataire est son film le plus funambule: on sent qu’il risque tout sur ce film, qu’il peut à tout moment perdre l’équilibre, surtout quand il passe de la farce grotesque au pur mélodrame en passant par le portrait clinique d’un schizophrène et la vision sociologique du Paris de l’époque, et au final, tout est d’une cohérence absolue. Même en ce qui concerne l’écriture, on sent que Gérard Brach est au sommet de son art… Franchement, plus je vois le film, moins je comprends comment Polanski arrive à faire ça.
On peut même y voir un film-charnière dans sa filmographie, puisque la suite sera marquée par des films plus populaires et policés, comme Tess par exemple…
C’est surtout le film du retour en France pour lui: il se sauve en France après Chinatown et une affaire judiciaire qui lui a causé pas mal d’emmerdes. En gros, c’est:«Où je vais? Je suis né à Paris, je parle le français, donc je vais à Paris». Et il a fait ce film dans des conditions incroyables: le film a été fait en huit mois, tourné à fond la caisse avec beaucoup d’argent en provenance de la Paramount, alors même que Polanski avait refusé le film quelques années plus tôt, après que Répulsion soit sorti en salles (il trouvait le script trop similaire)… Au final, la seule vraie tristesse que je ressens vis-à-vis du film provient du fait que Polanski a fini par le renier totalement. Ce qui fait à mes yeux la force du film est exactement la raison pour laquelle Polanski ne s’est toujours pas réconcilié avec le film. Lorsque je suis arrivé à Paris, j’en avais discuté avec Roland Topor, qui avait écrit le roman original et qui adorait le film, et il m’avait indiqué que ce rejet venait du fait que le film n’avait pas marché en salles. Du coup, Polanski estimait avoir raté ce mélange d’éléments contradictoires uniquement parce que le public de l’époque n’y avait pas adhéré. Et ça, j’avoue ne pas comprendre. On dirait que, pour lui, il fallait faire peur, faire rire ou émouvoir, mais surtout pas tout ça à la fois. Ça, c’est le côté très antipathique de Polanski. Je pense même que c’est quelqu’un de difficile à aimer.
Ces garçons qui venaient du Brésil (Franklin J. Schaffner – 1978)
Le troisième film de ta sélection est un film pour le moins rare et surprenant…
Il faut dire que j’ai une immense passion pour Franklin J. Schaffner. Et encore aujourd’hui, je suis stupéfait de constater à quel point ce cinéaste est moins connu que ne le sont ses films: Patton, Papillon et La planète des singes sont des films que tout le monde a vus, mais quand tu demandes à quelqu’un de te donner le nom de leur réalisateur, il est incapable de te répondre. Pourtant, Papillon est un film qui passait une fois par an sur FR3 quand j’étais jeune, tout le monde l’a vu, c’est un film d’enfance qui te marque lorsque tu le découvres… En fait, je me suis rendu compte que Schaffner était quelqu’un de très discret, et qui reste encore aujourd’hui très oublié alors qu’il a été multi-nominé aux Oscars, notamment avec Patton qui a tout raflé lors de sa sortie. Aux Etats-Unis, il n’existe que deux bouquins sur lui, et qui, en réalité, ressemblent plus à des filmographies commentées! On trouve très peu d’infos sur Schaffner. On sait juste que c’est un militaire, qu’il a fait vingt ans dans la Navy, qu’il a beaucoup travaillé à la télévision, qu’il a fait pas mal de documentaires, et qu’il a fini par devenir réalisateur de quinze longs-métrages allant du chef-d’œuvre au ratage. La dernière partie de sa carrière est, je trouve, moins glorieuse que tout ce qui précède, et Ces garçons qui venaient du Brésil est à mon sens son dernier grand film.
J’ai d’abord choisi ce film parce qu’il est rare et qu’on peut presque le voir comme un petit secret de cinéphile. Je sais que beaucoup de monde ne l’a pas vu, et j’avais donc très envie de le faire découvrir à d’autres. C’est un film complètement outré et très curieux. Il y a d’ailleurs un point commun entre les trois films de cette Carte Blanche: ce sont tous des films bizarres. Ce sont clairement des films de systèmes très bien financés et remplis de stars, et en même temps, ils sont un peu dégénérés, pour ne pas dire instables. Quand on voit le film de Schaffner, il est très facile de trouver le film complètement ridicule, et pourtant, il reste à la fois très sérieux et très grand-guignolesque. Je pense surtout au dernier acte du film, qui est d’une violence incroyable et qu’il est impossible d’oublier. Mais le scénario est aussi une curiosité à part entière. Pour la petite histoire, il a été écrit par Ira Levin, qui avait déjà scénarisé Rosemary’s baby et The Stepford Wives, qui est un grand auteur de science-fiction et de fantastique, et que l’on pourrait rapprocher de Michael Crichton. Or, si je te raconte le sujet du film, tu vas tout de suite penser que c’est impossible de faire un film pareil avec Laurence Olivier, Gregory Peck et James Mason! En plus, ces trois-là sont tous en train de cabotiner comme des enfoirés, et c’est hyper jouissif. Ils s’amusent beaucoup à faire le film, alors qu’en même temps, le film parle de thèmes qui te glacent le sang. C’est un film super bizarre, qui n’a d’ailleurs pas marché à sa sortie, et qui, en tout cas, ne pourrait plus exister aujourd’hui. En un sens, je dirais qu’il justifie la déviance fondamentale de nos cinéphilies respectives, à savoir le fait que l’on soit autant fan des grands classiques et qu’à côté de ça, on prenne autant de plaisir à voir des choses très bizarres, des films foireux de très grands cinéastes, des films merveilleux réalisés par des types qui ont disparu après avoir fait un seul chef-d’œuvre, etc… On aime aussi le cinéma pour ces marges. Sauf qu’à l’époque, et c’est ça qui était formidable, tu ne passais pas pour un marginal quand tu faisais ce genre de film.
Il y a aussi un autre point commun entre ces films: outre le fait qu’il y a un an d’écart entre eux, ils intègrent tous une période précise du cinéma, à savoir les années 70. Quel est ton regard sur cette période?
C’est une période que j’adore évidemment parce que c’est celle de mon enfance. Une époque déterminante qui m’a défini en tant que cinéphile et en tant que personne. En fait, durant cette période, c’était un peu la balance entre les films dans lesquels je grandissais et le cinéma classique qui passait à la télé, du genre Charlie Chaplin, John Ford ou James Whale. Ma cinéphilie, c’est ça: un va-et-vient constant entre ces deux espaces. Après, étant né en 1971, je n’ai pas tout de suite eu accès à certains films. Par exemple, je n’ai pas vu Taxi Driver à sa sortie: je l’ai découvert lors d’une ressortie quelques années plus tard. Et quand je suis tombé un jour sur une photo de Gregory Peck avec un doberman couvert de sang, je savais que j’allais devoir attendre longtemps avant de pouvoir visionner le film de Schaffner. J’ai découvert ce film très tard, je l’ai attendu pendant longtemps, en fantasmant comme un malade sur ce que ça pouvait être. C’est aussi là que je me rends compte à quel point l’absence d’Internet était autrefois un sacré avantage. Sur la frustration de ne pas pouvoir voir un film, tu te construisais des madeleines de Proust qui te nourrissaient profondément. Alors qu’aujourd’hui, tout cela est rendu impossible par toutes les infos et les photos qui pullulent sur le Web. Tu as l’impression d’avoir vu le film sans même l’avoir vu.
Et du coup, quand tu as découvert le film, quelle a été ta réaction? Satisfaction vis-à-vis du fantasme que tu t’étais défini ou déception en raison d’attentes qui n’ont pas été validées?
J’étais très satisfait. Mais à la réflexion, je pense que c’est un film qui ne te déçoit pas quand tu le vois, justement qu’il est très étrange, très tordu, avec un côté très sérial. Du coup, tu peux avoir un ressenti très particulier qui transcende ce que tu pouvais en attendre à la base.
Ton adolescence a été marquée en grande partie par une culture de cinéma dit «de genre», et après l’échec en salles de Saint-Ange, tu déclarais avoir découvert les films de nombreux cinéastes, notamment Maurice Pialat et Agnès Varda que tu avais d’ailleurs cité dans ton texte de présentation de ta Carte Blanche…
Je dirais plutôt que ce sont des cinéastes que j’avais laissés de côté, en grande partie parce qu’ils représentaient le cinéma de mes parents. C’est une culture avec laquelle je me suis effectivement réconcilié, mais à quinze ans, j’appartenais à une génération qui s’intéressait à autre chose. C’était très difficile ou très douteux à cet âge d’épouser les goûts culturels de tes parents sans rechigner. Aujourd’hui, ça semble normal de voir un enfant et ses parents aller voir ensemble les Rolling Stones au Parc des Princes, alors que pour moi, c’est juste hallucinant. J’ai du mal à imaginer ça… Concrètement, j’ai aimé ce cinéma déviant parce qu’il était contre-culturel, parce qu’il était contre cette espèce de culture épouvantablement académique de l’époque. Il m’a fallu attendre un moment avant de me rendre compte qu’il y avait quand même des choses magnifiques là-dedans. Des types comme Sautet et Pialat sont des cinéastes que j’arrive mieux à comprendre aujourd’hui. Le cinéma qu’ils ont fait est un cinéma qui me passionne… (songeur) Si tu veux, on peut dire que je suis un geek contrarié. Aujourd’hui, je me méfie de la mono-maniaquerie d’un certain nombre de nos amis geeks qui s’enferment systématiquement dans les mêmes postures, qui ont tendance à toujours préférer les mauvais films aux bons films, etc… Quand on est geek, je pense qu’il faut toujours tenter de se soigner, d’élargir sa bulle, d’avoir conscience qu’il y a autre chose tout autour.
En observant les trois films de ta sélection, j’ai pu constater un lien intrinsèque avec les trois films que tu as réalisés, à savoir qu’il est assez difficile de les qualifier comme «films de genre». A mes yeux, ils en ont l’apparence, mais, à un moment donné, ils dévient de cette trajectoire pour devenir «autres». Qu’en penses-tu?
Je ne saurais pas te dire si c’est lié à ma cinéphilie… Il y a plein de choses que j’adore voir en tant que cinéphile, mais que je serais incapable de voir en tant que cinéaste. Très récemment, je parlais avec quelqu’un des films de Julien Maury et Alexandre Bustillo: c’est vraiment aux antipodes de ce que je fais, et en même temps, je suis super client de ce qu’ils proposent dans Livide, par exemple. C’est un film qui m’émeut, qui brinquebale de tous les côtés, et j’adore ça. Mais je me sens incapable de faire un film comme ça.
Mais quand tu regardes les films que tu as réalisés, est-ce que tu vois un fil directeur sur la mise en scène ou les thématiques, ou s’agit-il plus d’expériences qui découlent de ta sensibilité de cinéphile et de cinéaste au moment où tu les réalises?
Je ne saurais pas te dire. Pour l’instant, j’écris mes scénarios tout seul (à défaut d’avoir trouvé un coauteur), ce qui est très difficile parce que je ne me sens pas du tout scénariste. Je fais des efforts, mais je suis plutôt sans cesse sur des chantiers: en gros, j’essaie de réparer des trucs que je trouve insuffisants dans mes films précédents. Après, quant à savoir comment les idées viennent, je n’en sais rien. Des fois, j’ai une idée qui vient subitement, elle ne me lâche plus et elle mûrit peu à peu. Par exemple, en ce moment, je travaille sur une nouvelle idée de scénario depuis déjà quatorze mois… Ce que j’essaie en tout cas, c’est de faire en sorte que mes films n’aient pas les mêmes défauts. Pour moi, ils en ont tous, ils sont bourrés de défauts, mais je vise à peaufiner toujours plus jusqu’à aboutir à quelque chose d’imparable. Et surtout, j’essaie de me détacher du «genre». A vrai dire, je suis très ambivalent aujourd’hui par rapport à cette notion de «niche» ou de «chapelle»: d’un côté, je me sens tout à fait proche de cette communauté de cinéphiles qui d’ailleurs nous réunit encore aujourd’hui aux Hallucinations Collectives, et en même temps, l’esprit de chapelle a tendance à m’asphyxier. Je pense d’ailleurs que nous, les fans de «genre» (si ce mot a encore un sens), nous nous réduisons nous-mêmes à notre propre caricature, et en fin de compte, nous donnons beaucoup le bâton pour se faire battre, justement par nos ennemis intellectuels qui nous prennent de haut depuis si longtemps. Tu vois, les mecs des Inrocks, tous ces gens-là… Ce sont toujours mes ennemis. Plus je les rencontre, plus je dialogue avec eux, plus je continue à me persuader que l’on ne se comprendra jamais.
En même temps, ton cinéma arrive à créer des passerelles qui échappent à cette crainte d’un cinéma uniquement fait pour une niche de geeks…
Tant mieux si tu le vois comme ça, mais en ce qui me concerne, je ne pense pas y être arrivé, c’est même le moins qu’on puisse dire. Mais en même temps, si tu commences à penser à ça en faisant des films, tu es mort. Il y a avant tout la nécessité de raconter quelque chose qui t’es cher, qui te touche… Après, tu sais, pour le reste, je n’ai fait que trois films, je ne pense pas qu’il faille commencer à analyser, à chercher «la cohérence de mes thèmes», etc… Cela dit, ça me fait tout de même très plaisir lorsqu’on me dit qu’il y a des points communs dans les films que j’ai réalisés.
Pour être plus précis, c’est surtout que je n’ai jamais l’impression de voir une continuité dans ta filmographie. D’un film à l’autre, j’ai l’impression que tu navigues d’une sensibilité à l’autre, au point que l’on puisse ne pas croire que ce soit le même cinéaste qui les ait réalisés, ce qui est une force, je trouve…
Du coup, je peux t’annoncer que mon prochain film sera encore «autre chose». Ce sera même le moins «film de genre» de tous ceux que j’ai faits! (rires) Après, bon, je ne vais pas prendre la culture de genre de haut, mais… comment dire… (il réfléchit) En fait, tu sais ce qui me gêne? Quand je vous parle à vous, à des gens qui sont à fond dans la culture de «genre» ou dans le «cinéma de genre», je sais que vous comprenez ce que je dis. Par contre, quand je suis face à un mec de Studio Ciné Live, j’évite désormais de lui en parler, parce que je sais qu’il va nous réduire et accentuer ce fossé culturel. Et ça, je refuse totalement… Mais aujourd’hui, de toute façon, il faudrait tout reposer et tout redéfinir, parce que ça ne veut plus rien dire.
C’est vrai que la notion de «cinéma de genre» est un peu galvaudée…
Elle est totalement galvaudée, c’est vrai. J’en discutais il y a quelque temps avec Jean-François Rauger [NDLR: le directeur de la programmation à la Cinémathèque Française] et on était tout à fait d’accord là-dessus. Aujourd’hui, le genre est partout.Tout blockbuster américain est désormais rattaché à cette notion, et même les comédies françaises avec Kad Merad, c’est un «genre» en soi. Je viens d’une culture où ces appellations étaient claires et utiles, et servaient réellement cette fracture entre deux sensibilités précises: d’un côté, tu avais Starfix, Mad Movies et L’Ecran Fantastique qui parlaient de toute cette culture déviante, et de l’autre, tu avais Première et Télérama où l’on parlait des films avec Miou-Miou et Romy Schneider. Les uns ne parlaient pas aux autres, c’était chacun dans son coin. Alors qu’aujourd’hui, c’est le bordel. Tu peux désormais trouver un article sur Freddy Kreuger dans Marie-Claire! (rires) Ces gens-là font semblant de rattraper le retard qu’ils ont eu sur plein de cinéastes, et ce genre de récupération m’afflige. Quand je vois aujourd’hui que Cronenberg va à Cannes avec (à mon sens) ses plus mauvais films, alors qu’il y a très longtemps, on voyait Vidéodrome au Marché du Film dans une indifférence générale, c’est dingue! Et j’y étais, donc je peux en témoigner! (rires)
En bref, aujourd’hui, tout est mélangé, et je pense qu’il faudrait désormais reposer un peu les bases. D’une certaine manière, j’estime que c’est un peu votre travail à vous, qui êtes à la fois cinéphiles et critiques. Qu’est-ce que l’on représente vraiment? Si on reste dans le camp de la nostalgie, ça veut peut-être dire que l’on est déjà mort, et que, donc, tout est foutu. C’est aussi à mon sens la limite des rétrospectives qui sont faites autour de certains cinéastes, qui vont un peu dans l’idée que l’on vit désormais avec ses fantômes. Et surtout, cette culture de genre que l’on adorait a totalement changé: elle est devenue profondément majoritaire à Hollywood (puisque les séries B sont devenues des trucs produits à trois cent millions) et en arrive même à se retourner contre nous. Plus généralement, la victoire des geeks est un truc qui me désole. Je pense que le destin de notre culture était de rester marginal. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai toujours aimé le cinéma de Dario Argento, par exemple… En fin de compte, ce que je dis est assez paradoxal: je ne me réjouis pas du tout du triomphe des geeks, alors que je suis censé avoir gagné avec vous tous. C’est juste que quand je vois ce que ça donne comme films, du genre Spider-Man et tous ces trucs, je considère que ce n’est plus mon affaire.
Que retiens-tu de ton expérience américaine, durant laquelle tu as travaillé sur pas mal de projets avortés, ainsi que de l’expérience collaboratrice sur The secret ?
Dans le cas de The secret, c’était effectivement une collaboration, mais ça restait malgré tout un film français dans la mesure où M6 finançait 75% du budget. Après, tu sais, tourner en anglais là-bas, pour moi, c’était un pis-aller. Je suis français, la culture que je comprends le mieux (parce que j’y suis né) est celle de la France, et donc, j’ai très envie de rester fidèle à cette culture. Le problème, c’est que comme le système me permet très difficilement de faire les films que je veux faire ici, la seule solution détournée consiste à faire une coproduction, tournée en langue anglaise depuis la France. Je pense que ce n’est pas une bonne chose pour moi. A chaque fois que je suis là-bas en train de filmer une culture qui n’est pas la mienne, j’ai tout de suite conscience des limites de cet exercice, parce que je sais bien que je ne serais jamais un cinéaste américain. Mais pour l’instant, c’est la solution la moins pire que j’ai pu trouver pour faire mes films… Après bon, voilà… C’est un syncrétisme qui ne me plait pas beaucoup. Le fait de se soumettre à la langue anglaise parce que ce sera facile à vendre comme un thriller américain, ce n’est pas très gratifiant. Géopolitiquement, il est clair que nous sommes perdants. Le cinéma américain est devenu dominant, et il faut désormais se soumettre à ce genre de modèle économique. Du coup, on perd un peu nos repères et on passe souvent à côté, d’un côté comme de l’autre. Une autre conséquence de cela réside dans le fait que pas mal de films américains tournés à Paris sont immanquablement ringards, parce qu’ils ne sentent pas la culture qui s’y trouve.
J’en reviens du coup au Locataire, qui est réalisé par un type qui ne sait pas s’il est polonais, anglais, français ou américain. Or, quand Polanski arrive à Paris, il montre malgré tout la France telle qu’elle est.
Oui, c’est tout à fait vrai, mais il y a un détail important à prendre en compte: Polanski est un grand cinéaste! (rires) Et encore, tous les grands cinéastes ne réussissent pas autant que lui. Quand tu vois Brian de Palma qui fait Femme fatale à Paris, c’est une catastrophe. Il te filme une France qui n’existe pas!
Pour finir, je souhaitais revenir à nouveau sur le festival. Lorsque tu lis le terme «Hallucinations Collectives», qu’est-ce que cela t’évoque précisément?
Eh bien, cela m’évoque avant tout le lien avec ce cinéma dont on parle depuis tout à l’heure, à savoir ce foisonnement qu’on a appelé le «cinéma de genre». A titre d’exemple, cela m’évoque la première fois où j’ai vu Suspiria, qui était clairement une hallucination… non collective en l’occurrence, mais bon… (rires) Ce fut une hallucination individuelle dont je ne me suis jamais remis, pour moi bien plus forte que la vraie vie. Je vis toujours là-dedans, et j’ai toujours voulu y rester, faire en sorte que ma vie corresponde à cela et que je puisse gagner ma vie de cette façon. Après, certains font des fanzines, d’autres font des sites… Tout est une question de passion. La condition pour moi, c’était de m’écarter de la vraie vie des gens. Je reste persuadé qu’il n’y a que le pire à attendre de la société, c’est inévitable. Et du coup, autant se prendre une bouffée d’oxygène, revoir tous ensemble ces films fous et continuer collectivement à halluciner, quitte à se donner envie à soi-même de passer à l’acte, pourquoi pas en réalisant un film, puis un autre, et encore un autre… Un jour, tu te réveilles à soixante-dix balais, et tu te dis «J’ai fait dix films»… Voilà… Ça fait une vie (sourire)
Propos recueillis à Lyon le 20 avril 2014 par Guillaume Gas. Un grand merci au cinéma Comoedia ainsi qu’à toute l’équipe de l’association ZoneBis pour avoir rendu possible cet entretien